CHAPITRE 14

Ari se raidit. « Qu’est-ce qu’il y a, Spence ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Qu’est-ce que tu viens de dire ? Redis-le.

— J’ai dit : ne te laisse pas attraper par le Voleur de rêves.

— Où as-tu entendu cela ? » Il se rapprocha et l’entraîna de nouveau à l’abri de l’ombre qui s’obscurcissait.

« Je ne sais pas… Nous disions toujours cela. C’est…, et elle détourna son regard.

— C’est quoi ? Dis-moi. » Il saisit fermement son bras.

« Spence, qu’est-ce qu’il y a ? Tu me fais peur !

— C’est quoi ? » insista Spence. Il baissa la voix et s’efforça de parler d’un ton calme tout en lâchant son bras. « Dis-moi. C’est important.

— C’est juste quelque chose que ma mère nous disait. C’est tout. C’est d’elle que j’ai dû l’entendre ? Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ? » Elle le regardait d’un regard troublé, le front barré d’une ride d’inquiétude.

« Je… je ne suis pas sûr, dit-il enfin en évitant ses yeux. Cela me paraissait important pour une raison quelconque. Je ne sais plus. » Son ton s’était radouci et il sourit pour la rassurer. « Je suis désolé si je t’ai fait peur. Cela m’a surpris. C’est tout. »

Ari fit un signe hésitant de la tête : le trouble sur son visage n’avait pas totalement disparu. « C’est bon, Spence. Si tu es sûr, je…

— N’y pense plus. Tout va bien. Laisse-moi y réfléchir. Je te dirai demain si j’ai découvert quelque chose d’intéressant.

— Bonsoir, Spence. » Elle agita la main et disparut. Spence entendit son pas s’éloigner le long de l’allée, puis il sortit de leur cachette et quitta le jardin par un autre chemin.

 

Adjani était assis en tailleur sur son lit défait. Il était pieds nus et, plus que jamais, il incarnait le sage, le gourou, revêtu de son caftan immaculé, les paumes des mains jointes, les doigts s’effleurant à leur extrémité. Il avait gardé le silence en écoutant le récit que Spence lui avait fait de ce qui s’était passé. Et maintenant, Spence attendait son verdict.

« Et voilà ! dit-il enfin. Il y a cet autre élément à relier au reste. Où est le rapport ? C’est toute la question.

— Moi-même, je ne vois pas, avoua Spence. Peut-être n’est-ce qu’une coïncidence.

— Tu sais bien que les coïncidences n’existent pas. Pas pour la science. Pas dans les desseins divins. Il faut trouver comment établir le rapport, et cela nous sera probablement très utile.

— La mère d’Ari ? La pauvre femme n’est même plus de ce monde. Comment pourrait-elle nous être utile ?

— Ari en sait probablement plus qu’elle ne le pense. Il va falloir découvrir ce qu’elle sait.

— Je ne vois toujours pas comment il pourrait y avoir une relation entre moi, une superstition venue de quelque part dans les montagnes de l’Inde, et une femme que je ne connais même pas, qui, de plus, est morte il y a je ne sais combien d’années.

— Il existe des choses encore plus étranges. Tu as toi-même senti qu’il devait y avoir un rapport, ou tu n’aurais pas réagi comme tu l’as fait. Inconsciemment, cela t’a accroché.

— C’était forcé. D’abord tu mentionnes la chose, puis c’est Ari. Cela m’a secoué au début, maintenant je ne suis plus si sûr.

— Et je crois que tu as peur de ce que tu pourrais découvrir.

— Peur ? » Spence ne put réprimer un sourire ironique. « Qu’est-ce qui te fait dire cela ? Si j’avais eu peur, est-ce que je t’en aurais parlé ?

— Je pense que tu as tout simplement peur de fouiller dans le passé de la fille que tu aimes », dit prudemment Adjani.

Était-ce donc si évident, son attachement envers Ari ? « Je ne me souviens pas t’avoir jamais parlé de cela. »

Adjani se mit à rire, et son rire dissipa la tension qui s’était créée dans la pièce. « Tu n’avais pas besoin d’en dire un mot. C’était écrit sur ta figure. C’était évident pour tout le monde. Seulement je savais son nom et c’est tout.

— Tu es malin, Adjani, je te l’accorde. Tu ferais un excellent espion.

— Mais qu’est-ce qu’un scientifique sinon un espion ? Nous sommes tous des détectives à la recherche d’indices pour résoudre les grandes énigmes de l’univers.

— Et qu’allons-nous faire à propos de mon énigme ?

— C’est simple. Nous allons interroger Ari, et peut-être qu’elle pourra nous en dire plus.

— Tu sais, puisque tu en parles, c’est bizarre : Ari ne parle jamais de sa mère. Je suppose que c’est toujours pour elle un sujet douloureux, je veux dire sa disparition. Je ne voudrais pour rien au monde lui faire de la peine.

— Alors il faut que notre enquête soit très discrète. Cela ne devrait pas être trop difficile, qu’en penses-tu ?

— Je suppose que non. Et pourtant il y a quelque chose que je n’aime pas là-dedans. Cela me rend nerveux.

— Un avertissement, peut-être ?

— Avertissement ?

— Nous sommes peut-être très proches du fond de l’affaire. »

 

Le siège ovoïde pivota dans l’air tandis que Hocking fixait son regard sur le plafond immaculé, comme s’il tentait d’y découvrir de minuscules taches ou craquelures. Tickler et son assistant étaient affalés sur leurs propres sièges, immobiles ceux-là, les yeux au plafond comme leur patron, mais l’esprit plus léger.

« La navette est revenue et pas de trace de Reston. » Jusque-là, Hocking ne faisait que constater les faits. Il lança en direction de Tickler un regard quelque peu accusateur. « Cela aurait été plutôt une bonne idée d’aller surveiller l’arrimage et le débarquement des passagers. Mais je suppose que l’idée ne vous a même pas effleuré. »

Tickler s’assombrit. « Il n’y avait aucune raison. Depuis la réception du message, il n’a été vu nulle part. Et s’il était ici, il faudrait bien qu’il réapparaisse tôt ou tard. Il a disparu. »

Hocking plissa les yeux. « Il a disparu – c’est-à-dire qu’on a perdu tout contact – la première nuit suivant l’atterrissage. Et pourtant la disparition n’a été officiellement signalée qu’une semaine plus tard. Vous ne trouvez pas cela bizarre ?

— Je ne sais pas. Je n’avais pas pensé à cela.

— Vous ne pensez pas, point final, explosa Hocking. C’est moi qui suis obligé de penser pour tout le monde ici. »

Tickler détourna les yeux. « J’en ai vraiment assez… ce harcèlement constant. Vous n’avez qu’à dire ce que vous voulez que nous fassions. Je ne peux plus être tenu pour responsable de la localisation du Dr Reston. Il a disparu. Il a probablement fait une chute contre un rocher et s’est tué.

— Possible, mais je ne le crois pas. Je crois que Reston est bien vivant et quelque chose me dit qu’il est revenu sur Gotham. Je pense que nous ferions mieux d’aller voir du côté de cette jeune écervelée, Mlle Zanderson. S’il est vivant, il aura sûrement essayé d’entrer en contact avec elle ; elle sait peut-être où il se trouve.

— Kurt peut aller la voir, grommela Tickler. Mais c’est une perte de temps. Je pense que nous devrions nous mettre dès maintenant à chercher un nouveau sujet. »

Hocking fit pivoter son siège pour lui faire face. « Et depuis quand êtes-vous aux commandes ici ? Vous ferez ce que je vous dis. Ou bien faut-il vous rappeler qui est le maître du jeu ? Je ne pensais pas que ce serait nécessaire.

« Nous commencerons à chercher un nouveau sujet quand je serai absolument sûr que sa disparition est définitive. Mais je n’ai pas besoin de vous rappeler que Reston possède des qualités tout à fait exceptionnelles, il est unique. Il n’en existe probablement pas un sur un million comme lui. Nous avons cherché longtemps, messieurs, et cela n’a pas été facile, pour le trouver. Et sa contribution jusqu’ici a été inestimable pour les progrès de notre projet. Je n’ai pas l’intention d’abandonner maintenant, jusqu’à ce que je sois absolument convaincu de sa mort. »

Tickler murmura quelque chose d’inaudible en évitant le regard de Hocking. Il ne souhaitait certainement pas se retrouver la cible de la puissance à laquelle Hocking avait fait allusion. Une fois lui avait suffi. Cela suffisait à la plupart des gens.

« Pas d’autres remarques, messieurs ? Non ? Alors faites-moi votre rapport dès que vous aurez questionné Ariane. Je voudrais aussi que vous parliez à certains de ces cadets qui étaient de l’expédition. Ils pourraient confirmer nos soupçons. Vous pouvez disposer. » Le pneumosiège s’éloigna et les deux malheureux acolytes sortirent la tête basse.

Hocking entendit le bruit de la cloison qui se refermait et il se dirigea en silence vers le panneau d’accès. « Peut-être qu’une petite visite au père de Mlle Zanderson s’impose, se dit-il. Oui, il est temps que nous ayons un brin de conversation. »

Le voleur de rêves
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